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Économie

Opinion : Chocs géopolitiques et vulnérabilités africaines

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Durant cette période de gestion des conséquences socio-économiques de la crise induite par le Covid-19, il est possible de distinguer l’affirmation des différentes puissances géopolitiques. Il est davantage discuté de multilatéralisme et de l’inter-régionalisme. D’abord les monnaies Trois blocs sont perceptibles sur le plan monétaire, notamment le bloc dollar dominant, le bloc Russie-Chine autour du yuan-or en essor, et le bloc européen autour de l’euro qui se consolide, chacun défendant ses intérêts stratégiques. Au cours des années récentes, l’extraterritorialité du droit américain sur le dollar s’est révélé être une arme redoutable dans le dispositif de la puissance américaine. En d’autres termes, le droit américain s’applique sur toute transaction effectuée en dollar américain hors des Etats-Unis. Des multinationales et d’autres agents économiques ont subi des sanctions pour avoir effectué des transactions en dollar avec des partenaires sous sanctions américaines comme l’Iran et le Soudan. En face, le couple Chine-Russie semble intensifier la dédollarisation de leurs échanges. Ces derniers sont passés de plus de 90% en dollar en 2015 à moins de 50% au premier trimestre 2021. Le projet chinois du yuan-or, c’est-à-dire des échanges en yuan indexés sur l’or, semble viser à accroître les échanges dans cette devise. Plus récemment en 2021, la Chine a officialisé la création du e-yuan, sa cryptomonnaie qui vise à être la principale monnaie de transaction en Asie. Au milieu de ces deux grands blocs, l’Europe affirme son projet européen avec un plan commun d’industrialisation de 750 milliards d’euros, une liste de matières premières stratégiques pour son ambition climatique, un fonds d’investissement et un plan ciblé de réduction de la dépendance extérieure. Bien que membres de l’OTAN, avant la guerre russo-ukrainienne, il était davantage discuté de « l’Europe de la défense » pour assurer la sécurité et l’influence des pays membres de l’Union Européenne (UE). L’effet amplificateur de la guerre russo-ukrainienne En réaction au déclenchement de la guerre de la Russie contre l’Ukraine, l’UE, les Etats-Unis et d’autres pays ont adopté une série de sanctions contre la Russie. Ces dernières créent des pressions inflationnistes supplémentaires au niveau de l’économie mondiale à travers des chocs d’offre sur les matières premières, notamment le pétrole, le gaz, les métaux et les matières premières agricoles. • Le pétrole. Bien avant la crise entre la Russie et l’Ukraine, les prix du pétrole étaient anticipés à la hausse autour de 100$ le baril du fait de la contrainte sur l’offre induite par le ralentissement des investissements depuis plusieurs années dans le secteur. L’une des raisons sous-jacentes est la réduction attendue de l’utilisation des énergies fossiles du fait de l’ambition de verdissement des économies. Or, la Russie est le 3e producteur mondial de pétrole derrière les Etats-Unis et l’Arabie Saoudite avec environ 11,3 millions de barils par jour, c’est le 2e exportateur mondial de brute derrière l’Arabie Saoudite. C’est la Russie qui fournit 25-30% des besoins pétroliers de l’Europe et elle exportait environ 700 mille barils/jour aux Etats-Unis. Les sanctions pourraient provoquer une récession économique dans de nombreux pays. • Le gaz. La Russie est le 3e producteur mondial, le 1er exportateur mondial de gaz naturel, elle détient 1/5 des réserves mondiales. C’est la Russie qui alimente 40% des besoins en gaz de l’Europe. Cette dernière n’a pas d’alternatives crédibles au gaz russe sur le court et moyen terme. • Quelques métaux qui sont impactés par l’instabilité de l’Ukraine et les sanctions contre la Russie concernent le Palladium, le Nickel, le manganèse, le titane, l’aluminium, et bien d’autres. • Au niveau des matières premières agricoles, les tensions portent sur certains aliments comme le blé, le maïs, le colza et le tournesol avec des effets domino. En effet, la Russie est 1er exportateur mondial de blé, l’Ukraine en est 3e tout en étant 4e exportateur mondial de maïs. L’Ukraine assurait 50 % du commerce mondial d’huile de tournesol quand la Russie exporte 28% de l’huile de tournesol mondiale. Le vrai danger est la transmission des tensions inflationnistes en cours par le canal énergétique qui impacte la production des engrais par exemple. C’est bien la Russie qui assure 25 % de l’approvisionnement européen en engrais minéraux. Elle représente aussi 40 % des exportations mondiales d’engrais azotés, 20 % du phosphore et 40 % de la potasse avec la Biélorussie. Cette guerre montre une nouvelle fois l’interdépendance des économies, leurs vulnérabilités et les potentiels effets papillon qui pourraient en découler. Les Etats africains pourraient vivre des tensions sociales à cause de la hausse des prix des denrées alimentaires, des prix de l’énergie, et les pénuries de production. La dépendance européenne aux matières premières africaines En 2020, l’Union Européenne (UE) avait défini et présenté sa stratégie commune d’industrialisation et sa politique sur les « matières premières critiques », notamment dans son rapport Résilience des matières premières critiques : la voie à suivre pour un renforcement de la sécurité et de la durabilité. Ces produits qui l’intéressent proviennent essentiellement de l’Afrique, de la Chine et d’Europe de l’Est. Il s’agit des produits miniers comme la baryte, la bauxite, le cobalt, le spath fluor, le phosphore naturel, le tantale, les platinoïdes, des terres rares, etc. Il se trouve que l’UE dépend de 75 % à 100 % des importations pour la plupart des métaux. Pour 98%, la Chine fournit l’approvisionnement de l’UE en terres rares et l’Afrique du Sud 71 % des besoins de l’UE parmi le groupe des platinoïdes. A cela il faudrait ajouter d’autres matières premières importées d’Afrique qui ne sont pas dans la liste 2020 des matières premières critiques comme le pétrole, l’or, l’uranium, le manganèse, le coton, le cacao, et bien d’autres. Ci-dessous quelques applications de certains de ces minerais ainsi que la place centrale qu’occupent les sols africains : • La baryte sert aux applications médicales, à la radioprotection, aux applications chimiques. Son utilité est critique pour de nombreux écosystèmes industriels dont la santé, la construction, la mobilité et le secteur automobile, les industries à forte intensité énergétique, etc. La dépendance de l’UE est de 70%. Le Maroc fournit environ 28% des besoins de l’UE. L’exportation se fait sans aucune transformation préalable. • La bauxite sert essentiellement à la production de l’aluminium et son utilité est critique pour de nombreux écosystèmes industriels dont l’Aérospatiale / Défense, l’industrie textile, l’électronique, la mobilité et le secteur automobile, les industries à forte intensité énergétique, les énergies renouvelables, l’agroalimentaire, la santé, le numérique, le BTP, etc. L’UE est dépendante des importations pour 87%. La Guinée fournit 64% des besoins de l’UE sans transformation préalable. • Le cobalt qui est essentiellement produit à l’état brut par la RDC sert à la fabrication de super-alliages, d’aimants, de catalyseurs et de batteries. Son utilité est critique pour de nombreux écosystèmes industriels dont l’aérospatial de défense, l’industrie textile, l’électronique, la mobilité, le secteur automobile, les industries à forte intensité énergétique, les énergies renouvelables, le numérique et bien d’autres. L’UE est dépendante pour 86%. La RDC fournit environ 68% des besoins sans aucune transformation domestique préalable. • Le spath fluor sert à la fabrication de l’acier, à la sidérurgie, à la réfrigération et à la climatisation, à la fabrication d’aluminium et autres produits métallurgiques. Il est donc très utile aux écosystèmes industriels des industries à forte intensité énergétique, à l’agroalimentaire, au commerce de détail, etc. L’UE est dépendante pour 66%. L’Afrique du Sud assure 12% des besoins de l’UE sans aucune transformation préalable. • Le phosphate naturel sert principalement à la fabrication des engrais minéraux et aux composés phosphorés. Il est essentiellement utile aux écosystèmes industriels des industries à forte intensité énergétique, à l’informatique et à l’agroalimentaire. L’UE est dépendante pour 84% et le Maroc assure 24% des besoins en l’exportant sans transformation préalable. Le Maroc détient plus de 70% des réserves mondiales de phosphate. • Le tantale qui n’est que du coltan raffiné sert essentiellement aux condensateurs pour les appareils électroniques et les super-alliages. Il sert aussi aux mêmes écosystèmes industriels que le phosphate naturel. L’UE est dépendante pour 99%. La RDC en fournit 36% et le Rwanda 30% à l’état brute sans transformation initiale. 60% de la production de tantale est utilisée pour la fabrication des condensateurs, pour l’industrie informatique (ordinateurs portables), celle des jeux vidéo (consoles de jeu), et l’industrie des télécommunications (GSM). • Les platinoïdes servent à la fabrication de catalyseurs chimiques et automobiles, de piles à combustible et autres applications électroniques. L’UE est dépendante à 100%. L’Afrique du Sud en produit environ 84%. Il s’agit par exemple de l’iridium, du platine, du rhodium, du ruthénium, etc. Les exportations sudafricaines connaissent des transformations sur le plan local avant d’être exportées. • Et bien d’autres. Et l’Afrique ? Le continent semble être un terrain de luttes d’influences de ces superpuissances notamment au Sahel, dans le Golfe de Guinée, en RDC et dans la Corne de l’Afrique. Il demeure une source privilégiée en matières premières stratégiques pour la réalisation du plan d’industrialisation européen ainsi que la stratégie chinoise de devenir la super-puissance mondiale. L’Afrique dispose également de 60% des terres arables disponibles dans le monde, ainsi que d’une population jeune capable d’apporter un supplément économique. Ces mutations devraient conduire les Etats africains à s’interroger sur leur avenir, notamment leur volonté de puissance ainsi que sur les ingrédients de leurs stratégies d’industrialisation. Ce qui est central, c’est d’affirmer le postulat de puissance africaine. C’est dans ce cadre stratégique que s’inscrit la Renaissance Africaine. Cette dernière doit s’articuler dans une stratégie claire, compréhensible et matérialisée quotidiennement par toutes les parties. Quel que soit le modèle choisi, l’essor de la puissance africaine devrait se construire dans le cadre de l’inter-régionalisme. « (…) Nous savons bien que nul d’entre nous agissant seul ne peut obtenir la réussite » disait le Leader Nelson Mandela. En ce qui concerne l’industrialisation, quelques questions demeurent : de quoi l’Afrique a-t-il besoin pour son industrialisation ? quelles sont les projections des quantités ? quelles sont les stratégies mises en place pour en assurer les approvisionnements ? comment organiser les chaînes de valeurs régionales pour assurer la production, la transformation et la distribution ? Dans la majorité des cas, il faudra mutualiser les ressources humaines et penser les chaines de valeurs industrielles régionales. C’est sur ces bases que l’on peut juger de la crédibilité des plans d’industrialisation annoncés. Une réalité est que les pays et blocs régionaux qui seront en mesure de construire des plans réalistes et crédibles d’industrialisation seront capables à la fois de réduire leur dépendance aux produits extérieurs et de tirer profit des ambitieux plans de relance des blocs américains, européens et asiatiques. Par Cedric Achille MBENG MEZUI* Expert des systèmes financiers et fonctionnaire international

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