Au-delà des jugements de valeurs relevant de la morale individuelle, la loi gabonaise, à commencer par la Constitution, autorise parfaitement ces "curiosités", comme on va le voir ci-dessous.
Commençons donc par la Constitution.
En son article 3 elle énonce un principe fondamental : « La souveraineté nationale appartient au peuple…. Aucune section du peuple, aucun groupe, aucun individu ne peut s’attribuer l’exercice de la souveraineté nationale ». Pourquoi revenir sur cette disposition qui ne concerne pas directement cette problématique ? Simplement parce que la compréhension des normes juridiques en matière électorale ne peut sérieusement s’envisager sans la connaissance des fondamentaux, du b-a-ba.
Il est, en effet, important de rappeler que le type de souveraineté dont il s’agit ici est bien la souveraineté nationale, c’est-à-dire une souveraineté en bloc qui ne saurait se réduire en chacun des éléments qui en assurent la manifestation. Et c’est bien pourquoi la Constitution précise qu’aucune section du peuple, aucun groupe, aucun individu ne peut s’attribuer l’exercice de la souveraineté nationale. Ceci pour dire que personne ne peut estimer avoir le monopole de l’incarnation de la nation et que, dans le cas qui nous intéresse, les résidents permanents de la circonscription électorale n’ont pas plus de droit ni de légitimité à y voter que ceux qui n’y résident pas de manière continue. Du reste, une conséquence parmi d’autres de la souveraineté nationale est que le vote n’est qu’une fonction, c’est-à-dire une charge exercée par certains citoyens, à un moment donné, en vue d’atteindre un résultat précis : la désignation des représentantsi. En clair, nul ne naît avec une fonction. La fonction s’acquiert de par la loi et on peut, comme pour toute fonction, en être démis, temporairement ou définitivement. Ainsi, les mineurs ne peuvent accéder à cette fonction. Il en va de même pour toutes les personnes frappées d’une quelconque incapacité (notamment du fait d’une condamnation pénale).
La deuxième disposition constitutionnelle qu’il convient de citer est l’article 4 selon lequel « Sont électeurs, dans les conditions prévues par la Constitution et par la loi, tous les Gabonais des deux sexes, âgés de dix-huit ans révolus, jouissant de leurs droits civils et politiques.
Sont éligibles, dans les conditions prévues par la Constitution et par la loi, tous les Gabonais des deux sexes jouissant de leurs droits civils et politiques ».
Par cet article, le Constituant a voulu signifier deux choses, et ce faisant, poser deux principes :
- La première est, au regard de la seule Constitution, que tout Gabonais, dès lors qu’il est majeur et qu’il jouit de ses droits civils et politiques peut être électeur sur toute l’étendue du territoire national. Mais, comme il faut bien voter quelque part (dans l’une des circonscriptions), la Constitution renvoie à la loi le soin de déterminer les conditions précises pour y être électeur.
- La deuxième est que, parallèlement à la première, tout Gabonais est éligible (et peut donc se présenter) sur toute l’étendue du territoire national dès lors qu’il jouit de ses droits civils et politiques. L’on aura remarqué, qu’en matière d’éligibilité, le Constituant ne fixe pas de condition d’âge. Toutefois, cela ne signifie pas que ces conditions n’existent pas. Simplement, c’est à chacune des lois spécifiques à chaque élection (présidentielle, législative, sénatoriale, municipale…) de préciser l’âge (minimal ou maximal) requis pour être éligible à telle ou telle autre fonction.
S’opposer à ce que des habitants des grandes villes votent en province est donc non seulement illogique et irréaliste, en l’état actuel des choses, mais absolument illégal.
En effet, la loi électorale est suffisamment claire, sinon précise, pour ne souffrir la moindre interprétation et a fortiori discussion. Examinons-en les dispositions les plus pertinentes en la matière.
D’abord l’article 25 de la loi 7/96 du 12 mars 1996 portant dispositions communes à toutes les élections politiques prévoit que « Sont électeurs les citoyens gabonais des deux sexes, âgés de dix-huit ans révolus, jouissant de leurs droits civils et politiques, et régulièrement inscrits sur la liste électorale ». Outre qu’il reprend les termes de l’article 4 de la Constitution, cet article y ajoute un élément essentiel : l’inscription sur la liste électorale. Il ne suffit pas d’être Gabonais et de jouir de ses droits civils et politiques, encore faut-il pour voter à tel ou tel autre endroit du territoire être régulièrement inscrit sur la liste électorale du lieu de vote choisi.
Mais, que signifie être régulièrement inscrit ? La réponse à cette question se trouve dans les articles 48, 50 et 92 de la loi 7/96 du 12 mars 1996 portant dispositions communes à toutes les élections politiques.
Aux termes de l’article 48, « Doivent être inscrits sur la liste d’une circonscription électorale les citoyens gabonais des deux sexes, âgés de dix-huit ans révolus et jouissant de leurs droits civils et politiques, résidant depuis douze mois au moins dans la circonscription ou y possédant des intérêts économiques notoirement connus ou des liens familiaux régulièrement entretenus ».
Cette disposition, qui est la pierre angulaire de l’édifice de l’électorat, fixe trois conditions pour pouvoir être inscrit dans une circonscription ; l’une ou l’autre des conditions étant suffisante pour fonder l’inscription : la condition de résidence, la condition liée aux intérêts économiques et celle liée aux liens familiaux.
- La condition de résidence. C’est la condition la plus évidente : la première raison du choix d’une circonscription de vote est d’abord le fait qu’on y réside. Toutefois, le législateur l’a formellement encadrée en précisant qu’est considéré comme résidant régulier celui qui vit depuis douze mois au moins dans la circonscription. Celui qui ne réside que depuis six mois, par exemple, dans un lieu ne peut y être inscrit. S’il était déjà inscrit dans une autre circonscription, il y restera avant de pouvoir en demander la radiation pour solliciter une nouvelle inscription dans la circonscription du nouveau lieu de résidenceiii.
- La condition liée aux intérêts économiques. En prévoyant que tout citoyen pouvait se faire inscrire en un autre lieu que celui de sa résidence pour des raisons « économiques », le législateur a voulu prendre en compte des situations, certes peu fréquentes, tenant au fait qu’on pouvait estimer qu’un individu ayant réalisé des investissements en un lieu donné du territoire avait quelque droit d’y voter à condition néanmoins que les intérêts économiques en question soient notoirement connus. Et, c’est peut-être à ce niveau que cette condition est relativement aléatoire dès lors que la loi ne dit pas qui est chargé de décider ou de vérifier que les intérêts économiques allégués par tel citoyen pour son inscription sur la liste électorale sont notoirement connus ; comme la loi ne précise nullement ce que signifie notoirement ici.
- La condition liée aux liens familiaux. C’est un fait attesté : plus de la moitié de la population gabonaise réside dans les grands centres urbains. C’est un autre fait incontestable que cette population urbaine est d’abord une population de migrants intérieurs produit d’un siècle d’exode rural et qui n’a jamais véritablement rompu les amarres avec les terroirs d’origine.
Pourtant, si la plupart des urbains gabonais viennent d’ailleurs, il reste que nombre d’entre eux en viennent depuis très longtemps et que d’autres encore n’y retournent plus et finissent par relever des lieux où ils ont fini par s’établir. C’est pourquoi le législateur a cru nécessaire de préciser que l’existence de liens familiaux ne suffisait pas pour fonder l’inscription sur les listes électorales d’une circonscription donnée. Encore faudrait-il que les liens familiaux allégués soient régulièrement entretenus.
Par ailleurs, à titre de comparaison, signalons que le code électorale français prévoient : « Les Français et les Françaises établis hors de France et immatriculés au consulat de France peuvent, sur leur demande, être inscrits sur la liste électorale de l'une des communes suivantes : commune de naissance; commune de leur dernier domicile; commune de leur dernière résidence, à condition que cette résidence ait été de six mois au moins; commune où est né, est inscrit ou a été inscrit sur la liste électorale un de leurs ascendants; commune sur la liste électorale de laquelle est inscrit un de leurs descendants au premier degré ».
En définitive, que la liste électorale puisse éventuellement poser des problèmes, c'est à démontrer. Mais il ne faut pas en créer là où ils n'existent pas. Qu'il faille faire évoluer les mentalités et les lois, pourquoi pas ? Mais, la démocratie se fonde sur un postulat simple: le respect de la volonté du plus grand nombre et le droit pour la minorité d'exprimer ses vues. Et cela, même si c'est la minorité qui a "raison". Inverser ce postulat ne peut être appelé démocratie.
Alors, méconnaissance ou mauvaise foi? Penchons pour la méconnaissance.
* Professeur de Droit public et Science politique
1- Voir, notamment, «Tartuffe et les "boeufs votants"». A propos d’un «marronnier» électoral, le «transfert d’électeurs», Hebdo-Informations, Journal hebdomadaire d’informations et d’annonces légales, Libreville, N°530, février 2007.
2- Le Temps, N° 171 du 28 décembre 2006.
3- M. LISIMBA, Les noms des villages dans la tradition gabonaise, Paris, Sépia, 1997, p. 75
4- Idem, p. 73.
5- Selon l’expression de J-E. MBOT, «L’histoire de Libreville : du campement cosmopolite au village planétaire», Conférence pour la fête des cultures de Libreville, 1998. Voir aussi : G. ROSSATANGA-RIGNAULT, «‘’L’Afrique et le monde’’. Sortir du paradigme du ‘’campement-comptoir’’», Palabres actuelles, Revue de la Fondation Raponda-Walker, N° 3, 2009, pp. 13-34.
6- Pour les détails sur les notions de souveraineté populaire et de souveraineté nationale, voir G. ROSSATANGA-RIGNAULT, «Délit de vagabondage et esprit des institutions. Brève note à propos de la révision de l’article 39 de la Constitution», Hebdo Informations, N° 324, 14 octobre 1995.
7- Cette disposition est d’autant plus importante que la qualité d’électeur conditionne celle d’éligible comme le précise l’article 30 de la même loi : «Sont éligibles tous les électeurs sous réserve des dispositions constitutionnelles et des conditions spécialement prévues par la loi pour chaque catégorie d’élection».
8- Notons cependant que peu de Gabonais connaissent cette procédure et encore moins l’appliquent. Au quotidien, celui qui a changé de résidence s’inscrira au lieu de sa nouvelle résidence sans pour autant demander sa radiation de la liste de son ancienne circonscription. On peut trouver là l’une des principales causes de «doublons» sur les listes électorales.
Par Guy ROSSATANGA-RIGNAULT *
Retournez à la rubrique Gabon politique Gabon